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Faire table rase n’est plus une option

Écrit par : Lyndon Thompson, OECD Observer writer-at-large
Dernière mise à jour : 5 novembre 2018

Dans l’Amérique du Nord des années 1600, les pionniers ruinés par une mauvaise récolte partaient souvent pour de nouvelles terres. Mais, pour faire des économies, ils brûlaient leur maison et récupéraient les clous afin de les réutiliser. Cela nous évoque une image de bouillonnement, d’ingéniosité et de mouvement, qui a contribué à forger un mythe que beaucoup d’Américains chérissent encore.

Tyler Cowen, un économiste américain invité au Forum de l’OCDE en mai 2018, a toutefois fait voler ce mythe en éclats. Selon lui, les Américains ont sombré dans une complaisance dangereuse, et même « si l’Amérique des opportunités n’est pas morte », « les Américains ne sont pas à la hauteur de la situation ». L’esprit d’entreprise, cette source d’inspiration qui a forgé le caractère américain, s’épuise. Le nombre de citoyens américains de moins de 30 ans ayant créé une entreprise a diminué de 65 % depuis les années 1980. Le nombre de brevets internationaux déposés par les États-Unis a reculé de 25 % en une vingtaine d’années. Et Tyler Cowen d’ajouter : la complaisance n’est pas nécessairement une mauvaise chose si l’on vit au Danemark, par exemple, mais avec une dette nationale de plusieurs milliers de milliards, il est déraisonnable de « poser ses outils ».

Les conclusions de M. Cowen corroborent celles de Nicholas Eberstadt, spécialiste américain d’économie politique qui, dans un essai paru l’an dernier, cite quelques chiffres inquiétants. Si le nombre d’heures travaillées aux États-Unis a augmenté de 35 % entre 1985 et 2000, ce chiffre a péniblement progressé d’un tout petit 4 % entre 2000 et 2015, et pour un homme de 25 à 55 ans au chômage recherchant du travail, trois autres y ont totalement renoncé. Même les gens qui ont un emploi peu satisfaisant sont moins désireux de partir chercher ailleurs. Le taux de changement d’emploi dans la société américaine a diminué d’un quart depuis les années 1990. Autrefois, partir pour aller s’installer dans une autre ville ou un autre État représentait l’espoir de se sortir soi-même et sa famille de la pauvreté. Aujourd’hui, comme le note M. Cowen, « la pauvreté, plutôt que d’être une raison de partir, est une raison de ne pas partir ».

Il semble que beaucoup se résignent désormais à la pauvreté, ou du moins à une ascension sociale dérisoire. Cette situation n’est pas l’apanage des États-Unis. En juin 2018, l’OCDE a publié un rapport soulignant le recul de la mobilité sociale – il faut des générations à des travailleurs modestes pour monter d’un cran sur l’échelle sociale. Les chiffres montrent que les 40 % de personnes situées en bas de l’échelle des revenus dans les pays de l’OCDE ne détiennent que 3 % de la richesse totale, et que les 10 % les plus riches en détiennent la moitié environ. Sur une période de quatre ans, 60 % environ des personnes situées dans les 20 % de revenus les plus bas y restaient. Mais les riches et puissants se maintiennent en haut de l’échelle puisque 70 % s’y trouvaient encore, eux aussi. La mobilité sociale est plus forte aux États-Unis que dans d’autres pays comme la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni, par exemple ; toutefois, même aux États-Unis, il faudra cinq générations pour que les 10 % les plus modestes parviennent à s’assurer un niveau de vie décent, alors qu’il n’en faudra que deux au Danemark.

À cela s’ajoute la classe moyenne, cette passerelle précaire qui reliait les riches et les pauvres et qui s’est disloquée. Aujourd’hui, ceux qui se trouvent dans les 40 % de revenus les plus modestes de la classe moyenne ont plus de risque de tomber dans la pauvreté qu’il y a 20 ans.

L’Amérique des opportunités tourne désormais à un difficile jeu de dames, avec les pions noirs cantonnés aux cases noires et les pions blancs, aux cases blanches, la possibilité de sauter des cases ne se présentant que très rarement. Le malaise actuel a instillé une défiance farouche envers les institutions politiques, les médias traditionnels et la mondialisation. Les gens – pas juste les pauvres, mais aussi les petits entrepreneurs, les étudiants, les mères de famille qui travaillent – ont le sentiment que leurs besoins sont ignorés et ne se retrouvent pas dans les promesses d’une économie mondialisée. Des personnalités populistes sont préférées à des politiciens de métier, les médias traditionnels sont rejetés au profit de sites internet « d’information » politiquement tendancieux.

Même la douleur physique augmente, notamment parmi les chômeurs. Une étude publiée en 2017 par Brookings Institution, un think tank américain, a établi que près de la moitié des chômeurs d’âge très actif prenaient tous les jours des antalgiques, dont les deux tiers sont délivrés sur ordonnance médicale. Quelque 40 % des chômeurs déclarent par ailleurs que la douleur les empêche d’accepter des emplois pour lesquels ils sont qualifiés.

Pourquoi autant de chômeurs souffrent-ils physiquement ? Lorsqu’on lui demande si ce malaise est responsable du climat politique actuel, Tyler Cowen déclare qu’il est trop tôt pour le dire, mais que cela a probablement joué un rôle.

La polarisation politique et économique croissante dans les pays de l’OCDE est évidemment une menace pour la démocratie et la confiance, et va à l’encontre de l’esprit de coopération qui a présidé à la fondation de l’Organisation et contribué à améliorer la vie de milliards d’individus. Revenir en arrière n’est pas une solution. Soucieuse de dissuader les pionniers de brûler leurs maisons pour en récupérer les clous, la Couronne britannique promettait de leur en fournir le même nombre afin qu’ils laissent leurs maisons pour les prochains arrivants. Pour que la mobilité sociale réussisse, les politiques publiques doivent restaurer à la fois tout le champ des possibles et la confiance. Faire table rase n’est plus une option.

©OCDE Observateur n°315, T3 2018

Références

Cowen, Tyler (2017), “The Unseen Threat to America: We Don’t Leave Our Hometowns”, Real Clear Politics, 27 February, www.realclearpolitics.com/2017/02/27/the_unseen_threat_to_america_we_don039t_leave_ our_hometowns_403689.html

Eberstadt, Nicholas (2017), “Our Miserable 21st Century”, Commentary, 15 February, www.commentarymagazine.com/articles/our-miserable-21st-century/

Krueger, Alan B. (2017), “Where Have All the Workers Gone? An Inquiry into the Decline of the U.S. Labor Force Participation Force”, Brookings Papers on Economic Activity, September 7-8, www.brookings.edu/wp-content/uploads/2017/09/1_krueger.pdf

OCDE (2018), L’ascenseur social en panne ? Comment promouvoir la mobilité sociale. Vue d’ensemble et principaux résultats. Éditions OCDE https://doi.org/www.oecd.org/fr/els/soc/Mobilite-sociale-2018-PrincipauxResultats.pdf.

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